Papa

C’était dans la vieille maison, celle qui avait des carreaux rouges dans la cuisine et qui ouvrait sur la cour, derrière, celle où l’on dansait avec Marie-Jo. Papa avait ses habits du dimanche. Il s’est accroupi devant moi pour être à ma hauteur pour me parler. J’avais peut-être cinq ans, même peut-être seulement quatre. Et je ne comprenais pas ce qui se passait : cette espèce de bruissement d’inattendu, les habits du dimanche en pleine semaine, un retour après une longue route. C’est sûr, il se passait quelque chose. Et voilà qu’il me parlait, à moi ! Moi la toute petite, la dernière née (Pascale n’avait pas encore vu le jour). Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?

 

« Ma petite fille, il va falloir être sage maintenant : ton papa est malade »

 

Ah bon ? parce que je n’étais pas sage, moi ? Et, c’est parce que je n’avais pas été sage que mon papa était malade ? Vite, vite… arrêter de sucer mon pouce. Filer doux, profil bas. J’avais intérêt à être sage. Je l’ai été. Ca ne lui a servi à rien. Il ne m’a plus parlé. Il n’a plus parlé à grand monde après.

 

Quand le feu de l’épreuve a été passé, après de longues hospitalisations, périodes de plâtre, rééducation à Bagnères de Bigorre, bien sûr, il a récupéré l’usage de son corps, presque tout entier. Une chance immense grâce au talent du monde médical. Au moins 3 années… Mais il était devenu d’un tempérament sombre et taciturne. Il faisait toujours la « gueule », parlant par monosyllabes, uniquement pour nous donner des ordres : « le vin », « il n’y a pas de pain sur la table », « tais-toi ». Le matin, il prenait son petit déjeuner avec Roger : tous les deux, ils se parlaient, rigolaient même. Mais avec nous : pas de rigolade, pas de tendresse, pas de complicité avec Maman, pas de conversation ni d’échange. Les grands faisaient un peu de bruit, entre eux, chahutaient, jouaient. Moi, je me taisais, nageant dans le sens du courant de peur de ramasser le coup de casquette qu’il me filait quand ça l’agaçait de me voir sucer mon pouce. Le coup arrivait comme ça, sans crier gare, de sang-froid. J’ai sucé mon pouce jusqu’à 11 ans, jusqu’à ce que je rentre en 6ème, à l’internat de la rue Franciade. Là, au moins, pas de coups de casquette.

 

Au fil des années, il a récupéré une santé physique presque normale. A moi, il ne parlait jamais, je ne lui disais rien non plus, même pas bonjour le matin. Quand j’ai eu 15 ans, Maman s’est offusquée que je ne dise pas bonjour à mon père. Un jour, elle s’est intéressée de savoir pourquoi je ne lui parlais pas, à mon père. A quoi j’ai répondu que lui, ne me parlait pas non plus. Quelques jours plus tard, elle me dit : « tu peux dire bonjour à ton père, maintenant, il te répondra ». Effectivement. Nous avons échangé un bonjour quotidien pendant les 3 années suivantes pendant lesquelles j’étais encore à la maison. Jamais plus qu’un bonjour. M’enfin, il faisait moins souvent la tronche .

 

Etre sage, se taire, obéir : ce n’est pas de l’éducation, c’est du conditionnement… un conditionnement qui m’a tenue pendant quelques quarante années. Et pendant toutes ces années où je voulais donner à mes enfants ce que je n’ai reçu en aucune façon de mon père, j’ai continué à croire que je n’avais pas été sage et que c’était de ma faute s’il avait été malade. Quel gâchis ! Pourtant, maintenant, je crois bien que je lui ai presque pardonné. En ce temps-là, la vie était difficile…

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3 réponses à Papa

  1. mariejo dit :

    Tu remarques que tu ne les appelles plus le père et la mère? Je suppose que tu leur as en effet pardonné. D’ailleurs, ça servirait à quoi de garder éternellement cette colère de n’avoir pas reçu ce que tout enfant est en droit d’attendre de ses parents. Tu as dégoupillé la situation en donnant le meilleur de toi-même à tes enfants, et en comprenant ta propre valeur. Oui, ça a été long et douloureux, mais vois le résultat. Le Dalai Lama parle de dénucléariser son coeur, c’est le secret de la sérénité et de la bienveillance.

  2. François GONNY dit :

    Nous, « les grands », en tout cas, moi, on ne savait pas à quel point la maladie de papa et surtout ses conséquences t’avaient fait souffrir.
    Lorsque c’est arrivé, moi, je n’habitais déjà quasiment plus la maison, alors tout ça n’a pas eu le même impact. Et puis, 10 ans nous séparent, et, à l’adolescence, ça compte, 10 ans…
    Le pardon (qui a pris son temps, pour toi, apparemment) : ça faisait pourtant partie des grands principes de leur « éducation chrétienne ». C’est quelque chose qui s’est pourtant incrusté définitivement en moi, au même titre que le « ne fais jamais aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » qui reste présent dans tous mes choix de comportement, quasiment à l’exclusion de tout le reste. Et je reste (tant pis si c’est utopique) convaincu qui si tout le monde appliquait ce précepte, toutes ces formes de prises en charge de nos consciences qui nous transforment en moutons de Panurge n’auraient pas de raison d’exister. Un monde meilleur ???

  3. Chevallier Marie-Odile dit :

    Que de souffrance dans ton témoignage Minelle et quel espoir à la fin… « Je lui ai presque pardonné » dis-tu, quel cheminement ! Bravo.
    Je suis un peu comme François, je savais que c’était difficile chez vous mais je ne rendais pas compte de l’importance.
    Comme la maladie peut changer quelqu’un ! A cause de la souffrance, Guy à changé de comportement, difficile pour lui de tout encaisser. Les grands malades sont souvent agressifs pour les autres, soit par leurs mots, soit par leur silence.
    Il leur est difficile de quitter ce statut de « malade » quand ça va mieux, parce qu’il reste des séquelles dans le corps que l’ancien malade est seul à ressentir et dont il lui est dur de parler puisque « ça va mieux. »
    Ceci pour donner un éclairage à cela, pas pour l’excuser.
    Merci de me faire partager vos témoignages.

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